EnnéagrammeVie chrétienne

Joseph ou le Comte de Monte-Cristo (3/7), récits comparés

Edmond Dantès se montrait pro-actif pour retrouver ses bienfaiteurs et ses malfaiteurs. Joseph ne montre aucun signe en ce sens. La famine qui sévit sur toute la terre (Gn 41.57) préside aux retrouvailles. Envoyés par leur père, les dix frères descendent vers l’Égypte pour acheter du grain et se retrouvent face à Joseph, méconnaissable, sous les traits du gouverneur du pays.

Reprise de contact

Joseph, lui, a bien reconnu ses dix frères et tient un propos dur et accusatoire : « Vous êtes des espions ; c’est pour repérer les points faibles du pays que vous êtes venus ! » (Gn 42.9b, répété en Gn 42.12 puis Gn 42.14). L’accusation est fausse. Joseph le sait et le lecteur aussi. Alors pourquoi donc un tel stratagème ?

Est-ce juste une vengeance portée par la blessure que Joseph a subie et son désir de faire mal à son tour ? Ou est-ce que Joseph reprend la conversation là où il l’avait laissée une vingtaine d’années plus tôt, dans une fratrie nourrie de jalousie, d’hostilité et d’une certaine forme d’espionnage (Gn 37.4) ? Ou peut-être que Joseph a besoin de se donner du temps devant cette rencontre soudaine, l’accusation permettant de mettre les dix frères en prison le temps de poser les choses ? Ou est-ce un moyen de rappeler aux frères leurs méfaits anciens pour questionner le chemin qu’ils ont fait depuis ? Difficile de trancher pour l’une ou l’autre option[1]. Dans tous les cas, la partie ne sera pas facile et Joseph n’entend pas révéler si rapidement son identité à ses dix frères.

Quelle sincérité ?

Un peu à la manière de Dantès et Caderousse, le lecteur assiste à un dialogue ou les acteurs clament leur sincérité (Gn 42.11, 16, 19) alors que tous ont des secrets bien gardés. Joseph, masqué sous les traits du gouverneur d’Égypte et les dix frères qui se contentent d’énoncer à distance la mort de Joseph sans évoquer leur responsabilité. Comme bien souvent dans le récit biblique et dans nos vies quotidiennes, les personnes qui se targuent ou se parent de sincérité sont très loin de l’être réellement. Comme c’était le cas pour Caderousse, le lecteur assiste aux premiers remords des frères qui n’ont pas oublié leur mauvaise action à l’égard de Joseph et sentent le besoin de la confesser (Gn 42.21-24).

Alors que Dantès encaissait sans sourciller, Joseph « s’éloigne d’eux pour pleurer » (Gn 42.24a) avant de revenir leur parler. Du point de vue de l’ennéagramme, on dira que Dantès s’est coupé de son centre émotionnel alors que Joseph l’utilise pour intégrer et vivre la tristesse de la trahison. Cette tristesse réellement vécue consent à la perte et n’a alors plus besoin de s’exprimer en vengeance.

Quelle vocation ?

Alors que Dantès se découvrait une vocation divine de justicier punitif des malfaiteurs, Joseph en appelle autrement à Dieu : « Faites ceci, et vous vivrez. Je crains Dieu ! » (Gn 42.18). Dieu est positionné ici du côté de la vie et de celui qui fait vivre et non du côté de la mort et de celui qui venge à mort. Le lecteur est en droit de se demander si Joseph dit vrai, puisqu’il vient de répéter une fausse accusation et refuse pour l’instant de se révéler à ses frères. Est-il vraiment du côté de la vie ou est-ce juste une nouvelle dissimulation ?

Approfondissements

Joseph dicte la conduite à tenir. Il renvoie neuf de ses dix frères vers Canaan, chargés de grain et garde Siméon en otage. Il ordonne aussi que le dernier frère, Benjamin, fils de Rachel comme lui, fasse partie du prochain voyage. En posant ces conditions, Joseph sait que les neuf frères auront à nouveau à se positionner. Seront-ils maintenant solidaires de Siméon alors qu’ils ne l’ont pas été autrefois de Joseph ? Sauront ils convaincre leur père de leur confier Benjamin, le fils aimé, alors qu’ils n’ont pas su protéger Joseph ?

Négociation

La négociation est âpre, mais les frères tiennent tête à leur père et embarquent Benjamin pour une nouvelle expédition. Joseph les accueille avec un repas de fête ou il offre une part cinq fois plus importante à Benjamin (Gn 43.34). Le lendemain, Joseph met en place un stratagème pour emprisonner Benjamin et renvoyer les frères sans lui vers leur père. Le lecteur ne s’y trompe pas. C’est sa propre histoire que Joseph est en train de mettre en scène en faisant jouer à Benjamin son propre rôle et en testant le positionnement des grands frères. Vont-ils le jalouser parce qu’il a plus reçu qu’eux ?  Vont-ils l’abandonner à l’esclavage en Egypte ou vont-ils se battre pour lui et pour la fraternité qui les lie ?
Bref, en quelques mots, les frères de Joseph ont-ils réellement changé ?

Et ils purent se parler

C’est Juda qui prendra la parole pour les frères. Lui qui autrefois avait proposé de vendre Joseph (Gn 37.27) exprime maintenant une intention opposée : Il se pose en garant de son petit frère (Gn 44.32) et demande à être emprisonné pour que Benjamin soit libéré (Gn 44.33).  Ce changement radical amène une nouvelle fois les larmes de Joseph (Gn 45.2) et fait naître la vérité. Joseph tombe le masque et révèle à ses frères sa véritable identité. Par trois fois, il se définit ou se redéfinit auprès de ses frères qui pensaient avoir affaire au gouverneur d’Egypte.

  1. C’est moi Joseph, mon père est encore vivant[2] ! (45. 3)
  2. C’est moi Joseph, votre frère. (45.4)
  3. C’est moi Joseph, moi que vous avez vendu en Egypte. (45.5)

L’histoire n’est pas oubliée ou passée sous silence, mais elle est intégrée à un projet plus vaste. Joseph est premièrement fils d’un père, secondement frère de ceux qui se tiennent devant lui et troisièmement vendu pas ces derniers. Cela signifie dans le récit de Joseph que la filiation et la fraternité sont des notions morales plus déterminantes que la jalousie, le profit ou l’abandon. Dans cette hiérarchie rétablie, les uns et les autres peuvent pleurer ensemble et comme le dit joliment le texte « … et après ainsi / honnêtement, ses frères parlèrent avec lui. » (Gn 45.15)

La parole qui n’avais jamais pu être honnête entre Dantès et ses détracteurs trouve dans le récit biblique une voie de guérison et prépare une fin différente. (lire la suite)

[1] Nous reprenons ici quelques pistes évoquée par André Wénin, Joseph ou L’invention de la fraternité: lecture narrative et anthropologique de Genèse 37-50, Paris, Lessius, 2005.

[2] Nous reprenons ici et par la suite la traduction proposée par A. Wénin, op. cit.

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