Joseph ou le Comte de Monte-Cristo (2/7), récits comparés
Un Dantès pro-actif et polyforme
A la différence de Joseph, Dantès ne sait pas exactement les raisons qui l’ont mené à la prison du château d’If. Il lui faut donc prendre connaissance du complot qui l’y a mené, vérifier et compléter les hypothèses que lui aura livrées son protecteur Faria au château d’If. Dantès endosse ainsi les traits d’un abbé et va trouver celui qu’il pense être le moins coupable, l’ami et voisin Caderousse. Il lui fait miroiter une récompense et l’entraîne dans une confession dont ce dernier semble avoir bien besoin, rongé par le remord et désireux de faire connaître une histoire qu’il ne peut garder pour lui. Le récit[1] commence alors. Il met en lumière le forfait des comploteurs, leur responsabilité et le bénéfice mal acquis : « Parce que tout leur a tourné à bien, tandis qu’aux honnêtes gens tout tourne mal[2]. » énonce Caderousse dans un mélange d’indignation et de résignation. Réussite qui contraste avec le malheur de ceux qui dépendaient de Dantès. Son père, mort… de faim pendant sa captivité. Les fiançailles rompues et le mariage de Mercédès à son rival Fernand. Le bienveillant armateur Morel au bord de la ruine et de la honte suite à certaines infortunes.
Une morale chrétienne en question
Dumas questionne justement le type de morale qui préside à de tels récits de vie, égratignant au passage une morale chrétienne qui n’a de moral que celle des apparences :
– Et vous croyez qu’il est mort…
– De faim… monsieur, de faim, dit Caderousse ; j’en réponds aussi vrai que nous sommes ici deux chrétiens[3].
Le lecteur sourit ou s’offusque de la juxtaposition du « vrai » et du « chrétiens » tant les dissimulations sont nombreuses. Chez Caderousse à la morale bien vacillante. Chez cet abbé qui n’a que l’apparence de l’abbé mais qui cache un Dantès avide d’information. Cette confesse ne vise pas le soulagement du confessé, mais l’information du confesseur. La fin du chapitre donne une nouvelle fois le ton :
– Tenez, mon ami, lui dit-il, prenez ce diamant, car il est à vous.
– Comment, à moi seul ! s’écria Caderousse ! Ah ! monsieur, ne raillez-vous pas ?
– Ce diamant devait être partagé entre ses amis : Edmond n’avait qu’un seul ami, le partage devient donc inutile.
[…]
– Oh ! vous êtes un homme de Dieu, monsieur ! s’écria Caderousse, car, en vérité, personne ne savait qu’Edmond vous avait donné ce diamant et vous auriez pu le garder.
– Bien, se dit tout bas l’abbé, tu l’eusses fait, à ce qu’il paraît, toi. […]
– Ah ! çà, dit-il, tout ce que vous m’avez dit est bien vrai, n’est-ce pas, et je puis y croire en tout point ?
– Tenez, monsieur l’abbé dit Caderousse, voici dans le coin de ce mur un christ de bois bénit ; voici sur ce bahut le livre d’évangiles de ma femme : ouvrez ce livre, et je vais vous jurer dessus, la main étendue vers le christ, je vais vous jurer sur le salut de mon âme, sur ma foi de chrétien, que je vous ai dit toutes choses comme elles s’étaient passées, et comme l’ange des hommes le dira à l’oreille de Dieu le jour du jugement dernier !
– C’est bien, dit l’abbé, convaincu par cet accent que Caderousse disait la vérité, c’est bien ; que cet argent vous profite ! Adieu, je retourne loin des hommes qui se font tant de mal les uns aux autres[4].
Le lecteur sait bien que l’homme de Dieu n’est pas un vrai abbé et comprend bien que ce bon chrétien Caderousse aurait sans mal gardé pour lui un diamant qui ne lui appartenait pas, habitué à prendre chez l’autre ce qui ne lui revient pas. D’ailleurs, la cupidité de Caderousse l’amènera au meurtre du bijoutier prêt à acheter ce dimant, à celui de sa femme et au final à la condamnation perpétuelle aux galères[5]. Voilà bien le profit de l’argent acquis par cupidité ou peut-être par envie.
Une vengeance qui prend le dessus
Fort de ce récit bouleversant et éclairant, Dantès va maintenant régler les comptes. A celui qui a été bon envers son père, l’armateur Morrel, Dantès vient en aide. Il le sauve de la faillite et lui rend magistralement son honneur. Aux autres, Dantès explicite sa vocation qui occupera la majeure partie de l’ouvrage de Dumas :
– Et maintenant, dit l’homme inconnu (ndlr – Dantès), adieu bonté, humanité, reconnaissance…. Adieu à tous les sentiments qui épanouissent le cœur !…. Je me suis substitué à la Providence pour récompenser les bons… que le Dieu vengeur me cède sa place pour punir les méchants[6]!
A partir de ce point, le lecteur suit un Dantès polyforme, obnubilé par la mise en œuvre de la vengeance qu’il vit comme sa destinée. Sous les traits dissimulés de Simbad le Marin, de Lord Wilmore, de l’Abbé Busoni ou du Comte de Monte-Cristo, Dantès accomplit méthodologiquement son projet de vengeance. Ces personnages sont autant de figures des pouvoirs culturels, financiers, aristocratiques et religieux que Dantès manie avec un art et un faste à couper le souffle. Mais peut-on être son propre justicier ? (lire la suite)
[1] Ce chapitre XXVII que Dumas a intitulé « le récit » est un délice narratif. Caderousse va littéralement à confesse sans s’imaginer le moins du monde qu’il livre les détails de la trahison à celui même qu’il a trahi.
[2] Alexandre DUMAS, Le Comte de Monte-Cristo, volume I, Paris, Presses de la Renaissance, 1972, chapitre XXVII, « le récit », p. 244.
[3] Ibid., p. 241.
[4] Ibid., p. 249.
[5] Ibid., Chapitre XLV, « La pluie de sang », p. 488.
[6] Ibid., Chapitre XXIX, « La maison Morrel », p. 282.