Joseph ou le Comte de Monte-Cristo (7/7), récit comparés
Le pardon et la vie chrétienne
Si nous comparons les trois grandes spiritualités monothéistes (juive – chrétienne – musulmane), nous trouvons quatre éléments qui leur sont communs :
Dans les pratiques spirituelles les plus centrales, le judaïsme ajoute la méditation de la Torah[3], L’islam ajoute le pèlerinage à la Mecque et le christianisme ajoute la pratique du pardon[4]. Autrement dit, le pardon est ce qui distingue fondamentalement le christianisme des autres religions monothéistes et la vie chrétienne incorpore, de manière nécessaire et suffisante, la pratique du pardon. Ce pardon a quelque chose à voir avec l’amour et la vie, comme le note très bien Dumas et comme le montre plus intensément le récit biblique.
Un pardon fondé sur la sagesse
Il existe au moins deux grandes écoles du pardon. Celle qui conditionne le pardon à la repentance de l’offenseur, comme on le voit dans la rencontre entre Dantès et Danglars :
– Vous repentez-vous au moins ?
– Oh ! oui, je me repens ! je me repens ! s’écria Danglars.
– Alors je vous pardonne,…
Il nous semble que cette forme de pardon qui présuppose la repentance de l’offenseur n’est finalement pas si différente d’une forme de représaille. Elle inclut une dimension comptable. Elle s’inscrit dans un cycle de réactivité ou le pardon ne peut-être donné que s’il est engendré par un acte préalable de repentance de l’offenseur. Pratiquement, cela veut dire que si l’offenseur ne se repent pas – s’il ne reconnaît pas sa faute, s’il est dans l’incapacité de le faire, s’il est mort, si les responsabilités sont trop partagées et diluées…- , alors le pardon ne peut pas être donné, ni reçu par l’offensé. Autrement dit, c’est la faute et le poids de la faute qui continue de lier l’offensé et qui continue d’être déterminant dans son comportement.
C’est le modèle comportemental qui prévaut chez d’Edmond Dantès. Dantès finit par concéder que ce modèle est erroné, car il découle d’une sagesse du talion et non pas de l’amour comme notion morale fondamentale :
– Je dis qu’un mot [d’amour ndlr] de toi, Haydée, m’a plus éclairé que vingt ans de ma lente sagesse […]
Un pardon fondé sur l’amour
De là vient la deuxième école qui ne fonde pas le pardon sur la sagesse, ou sur un bénéfice psychologique, mais sur l’amour. Le pardon n’est plus alors conditionné à la repentance préalable de l’offenseur, mais il est un don d’amour. Un des textes de l’évangile qui illustre cela est rapporté dans l’évangile de Luc (Lc 7.36-50). Le passage met en prise Simon, un notable pharisien, Jésus et une femme décrite comme pécheresse. C’est Jésus qui fait le lien entre le pardon et l’amour :
44 Et se tournant vers la femme, il dit à Simon : « Tu vois cette femme ? Je suis entré dans ta maison : tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds, mais elle, elle a baigné mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux.
45 Tu ne m’as pas donné de baiser, mais elle, depuis qu’elle est entrée, elle n’a pas cessé de me couvrir les pieds de baisers.
46 Tu n’as pas répandu d’huile odorante sur ma tête, mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds.
47 Si je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés, c’est parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour. »
48 Il dit à la femme : « Tes péchés ont été pardonnés. »
Une interprétation possible de ce texte est la suivante. Jésus est en train de dire que le pardon réellement vécu amène le pardonné à des gestes d’amour. A rebours, le fait que cette femme manifeste des gestes d’amour atteste qu’elle a intégré dans sa vie le pardon, comme une notion morale fondamentale et structurante. Et de manière contrastée, le notable Simon qui n’a pas manifesté de geste d’amour vit peu le pardon.
Ainsi, on pourrait proposer une certain équivalence entre recevoir le pardon et recevoir l’amour puis entre donner le pardon et donner l’amour. Il n’est pas inutile de rappeler ici cette citation que l’on attribue à Jean-Paul II : « L’homme qui pardonne ou qui demande pardon comprend qu’il y a une vérité plus grande que lui. » C’est peut-être en ce sens que l’amour si intimement lié au pardon est la plus grande et la plus fondamentale des vertus spirituelles de la vie chrétienne (1 Co 13).
[1] Voir pour le judaïsme le shema‘ Israël en Dt 6.4, sa reprise par Jésus en Mc 12.29-30 dans le premier commandement du christianisme, ou encore la chahada qui ouvre le Coran pour l’Islam.
[2] Le sermon sur la montagne, texte central du christianisme, décrit au chapitre 6 de l’évangile de Matthieu la façon de ces trois pratiques spirituelles centrales : l’aumône, la prière et le jeûne.
[3] Voir par exemple le psaume 119, ode à la Torah.
[4] Voir par exemple le sermon sur la montagne en Mt 5.43-48 qui évoque l’amour des ennemis. Le spécialiste de l’approche historico-critique John P. Meier considère que ce commandement d’amour de l’ennemi est résolument novateur et ne se trouve en l’état ni dans les sources juives, ni dans la littérature intertestamentaire, ni dans la sagesse grecque. Voir John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données l’histoire. Vol. IV La loi et l’amour, Paris, Cerf, 2009, p. 331-356.